Catarina Botelho : l’art, la crise et la vie de tous les jours au Portugal

La rédaction
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Durée de lecture : 8 minutes

Plasticienne et photographe, cette artiste originaire de Lisbonne photographie ses amis proches et sa famille, ainsi que son travail à l’étranger. Nous discutons de l’art au Portugal, des éternels amateurs et de la culture en période de crise.

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cafebabel.com : Catarina, comment avez-vous démarré ?

Catarina Botelho : À l’adolescence, c’est le cinéma qui m’a d’abord fascinée. J’allais voir des films aussi souvent que possible. Mais au bout d’un moment, j’ai compris que le processus de création individuelle m’intéressait plus qu’une création collective nécessitant autant de personnes et de moyens. J’avais décidé d’étudier les beaux-arts, mais la photo m’avait toujours intéressée, alors c’est par là que j’ai commencé.

cafebabel.com : Pouvez-vous me décrire Lisbonne, où vous êtes née ?

Catarina Botelho : Lisbonne est une petite capitale fabuleuse, où l’on peut vivre plutôt tranquillement et où il y a pourtant toujours des endroits différents à découvrir et des choses à voir. Elle a le charme d’une ville imparfaite, une ville où l’architecture ancienne, parfois abandonnée, témoigne d’une vie contemporaine. Lisbonne est éclairée toute l’année par la plus belle des lumières, et elle dispose d’un fleuve, le Tage, pour la refléter. En habitant en centre ville, on peut pratiquement tout faire à pied au quotidien. Se balader dans le quartier de la Baixa, faire ses courses à Martim Moniz, où l’on trouve des produits du monde entier, lire un livre sur l’un des nombreux « miradouros », ces belvédères d’où l’on a les meilleures vues d’ensemble de la ville, ou encore longer le fleuve en vélo.

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cafebabel.com : Le Portugal étant officiellement «en crise», y avez-vous remarqué des changements dans le secteur de la culture ?

Catarina Botelho : Le Portugal n’a jamais été un pays qui offrait beaucoup de possibilités aux artistes. Malgré les artistes très doués que nous avons dans tous les domaines, et malgré les œuvres formidables qui sont créées, nous sommes un petit pays avec un faible niveau d’éducation. Le Portugal a traversé plus de 40 ans de dictature, et cela n’a pris fin qu’en 1974. Ce régime a, entre autres, cautionné l’ignorance et pris des mesures en ce sens, ce qui a entraîné de graves problèmes liés à l’éducation dans notre société. Actuellement, une grande majorité de la population (y compris la plupart des hommes politiques d’hier et d’aujourd’hui) considère la culture et l’art comme quelque chose de superficiel, d’accessoire dans la vie humaine et dans une société démocratique.

«Les gens sont encore passablement anesthésiés, comme si on n’avait pas encore compris à quoi on était confrontés et l’épreuve qui nous attend.»

Les rares ressources et opportunités dont nous disposions et que nous avions bâties, nous les artistes, n’existent quasiment plus aujourd’hui. Il y a de moins en moins de projets qui ont les moyens de survivre, moins d’expositions, moins de bourses liées à l’art, moins d’investissement de la part des institutions, et quasiment aucun soutien gouvernemental. Cette crise va être l’occasion pour les artistes de se rassembler, d’affronter la situation et d’interagir avec ce qui se passe. Les gens sont encore passablement anesthésiés, comme si on n’avait pas encore compris à quoi on était confrontés et l’épreuve qui nous attend. L’enjeu, c’est de savoir comment gérer tout ça.

cafebabel.com : Qu’est-ce que vous recherchez, dans la routine quotidienne des gens qui vous inspirent et que vous prenez en photo ?

Catarina Botelho : Les moments les plus silencieux, le temps qu’on passe ensemble, les gestes les plus simples peuvent être les plus intéressants. Je m’intéresse beaucoup à notre relation aux objets, à la matière et à l’espace qui nous entoure. On vit à une époque et dans un système économique où on nous évalue principalement sur notre productivité au travail, sur notre succès et sur notre argent. Moi, je m’intéresse aux endroits et aux situations n’ayant aucune fonction productive, pour mieux nous re-penser comme des êtres humains, pour revenir à l’essentiel.

cafebabel.com : En 1968, un journaliste français a dit que la France « s’ennuyait ». Est-ce que le Portugal a déjà été ennuyeux ?

Catarina Botelho : Pas du tout. « Ennuyeux », ça veut dire des sociétés dans lesquelles tout est parfait et réglementé. On est dans la merde et on ne sait pas où aller. Mais ce sentiment contemporain d’incertitude et de ne pas savoir quoi faire ni où aller, c’est quelque chose qui se répand partout dans le monde.

cafebabel.com : Quand vous voyez ce qui se passe dans votre pays, ça vous fait peur ? Est-ce que votre art est un refuge ?

Catarina Botelho : Les amis, la famille, ou encore aux infos : tous les jours, on apprend que des gens perdent leur boulot, ou que les travailleurs indépendants ont de moins en moins de travail. On nous annonce continuellement des hausses de prix et d’impôts. Il y a aussi une impression de calme, comme si les gens n’étaient pas encore bien sûrs de ce qui se passe. Je suppose que la plupart des Portugais ont honte de perdre leur emploi et de manquer d’argent, alors ils se tiennent tranquilles tant qu’ils le peuvent. Je pense constamment à ce sentiment d’incertitude. Oui, j’ai peur. Mais avec les contestations qui germent un peu partout, on commence à comprendre que cette crise fait partie d’un système global où la priorité numéro un, c’est le profit, pas les gens. À ce stade, un artiste peut rester ferme et continuer à travailler.

cafebabel.com : À 30 ans, remarquez-vous des changements dans votre travail et dans la façon dont les gens le regardent ?

Catarina Botelho : Je suis plus sûre de ce que je recherche et de ce que je veux réaliser dans mon travail que quand j’ai commencé. Pourtant, comme l’a dit Charlie Chaplin, « nous sommes tous des amateurs, on ne vit jamais assez longtemps pour être autre chose ». En art, on recherche toujours la même chose, et on la poursuit sans cesse. Quand je termine un projet, j’ai l’impression que j’y suis parvenue, mais ensuite je retrouve ce sentiment qu’il manque encore quelque chose. Que ce que je recherchais s’est écoulé. C’est pour ça que je continue à travailler, que je continue à chercher.

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