Jorge Semprún: Buchenwald, 65 ans après

La rédaction
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L’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Le sous-titre d’Une tombe au creux des nuages, le dernier essai de Jorge Semprún, est aussi l’histoire de la vie de cet ex-déporté du camp de Buchenwald, homme politique et écrivain tourné vers l’histoire du XXè siècle. Cet homme de lettre et d’action est décédé ce mardi à Paris. Il avait 87 ans. Cafebabel.com republie en hommage un article publié le 11 avril 2010, 65 ans après la libération du camp de Buchenwald.

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Pas de rancœur. Ni dans le visage tantôt rieur tantôt penseur de l’intellectuel européen, ni dans ses réflexions posées sur papier. Dans les conférences qu’il a livrées « entre 1986 et 2005 » à un public « jeune, curieux et exigeant » compilées dans Une tombe au creux des nuages, Jorge Semprún joue à la fois à l’écrivain pour faire revivre l’impensable passé européen et à l’homme politique pour penser l’avenir de la jeunesse européenne.

Le 11 avril 1945, avec d’autres déportés du camp de Buchenwald, le jeune résistant communiste de 22 ans qu’il était alors avait pris les armes, et, avec les autres insurgés du camp, avait vu les portes de l’enfer s’abattre enfin : « Ironie de l’histoire, se souvient l’écrivain, invité le 28 mars au Salon du Livre à Paris par la Fondation France-Israël, alors que les soldats américains, ayant battu et dispersé la garnison de Buchenwald fonçaient victorieusement sur Weimar, ne revenant dans le camp que le 16 avril, deux d’entre-eux sont entrés seuls. Egon W. Fleck et Edward A. Tenenbaum, deux juifs américains ! Les libérateurs du camp de Buchenwald étaient des juifs américains d’origine allemande ! ». Mais l’histoire du camp de Buchenwald, situé à quelques 8 kilomètres de Weimar, la ville de Goethe, ne s’est pas arrêtée à la défaite nazi.

Buchenwald : camp nazi… puis soviétique

En juin 1945, les derniers déportés quittaient le camp d’extermination », semble conclure l’écrivain devant le public parisien. Mais il rappelle que dès le mois d’août, les soviétiques rouvrirent ses portes pour y interner d’anciens nazis et des opposants de tout genre au régime. 28455 personnes, selon les données officielles soviétiques, furent détenues dans ce qui devint le Camp spécial n°2, ouvert jusqu’à janvier 1950. Les conditions de vie, entre famine et froid, étaient telles que 7113 personnes décédèrent, enterrées dans des charniers.

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Jusqu’à la chute du bloc soviétique, la seule mémoire collective évoquée dans le Mémorial national de l’Exhortation et du Souvenir érigé par le régime communiste allemand à Buchenwald est celle du camp de concentration nazi. Pire, hormis les fours crématoires, le bâtiment d’entrée et les tours ouest et est, le gouvernement ordonne de raser le camp, et fait planter une forêt pour masquer les charniers des victimes du camp spécial n°2. Aujourd’hui, à côté de la forêt où Goethe aimait venir marcher, les jeunes Européens qui visitent le camp avec leur professeur d’histoire peuvent contempler cette forêt artificielle, plantée sur les racines du charnier du goulag, et tenter tant bien que mal de comprendre la double mémoire que nous a légué le XXè siècle.

L’Allemagne, épicentre du mal ?

Jorge Semprún a passé deux ans à « vivre sans visage », à voir son corps « amaigri mais vivant » dans le camp (ndlr: raconté dans son livre autobiographique L’écriture ou la vie). Reste qu’au lieu de voir Buchenwald comme un moyen de culpabiliser sans fin la jeunesse allemande, il en tire une réflexion plus large: « Alors vous montez en fumée dans les airs / alors vous avez une tombe au creux des nuages / on n’y est pas couché à l’étroit (…) La mort est un maître venu d’Allemagne » écrivait le poète roumain Paul Celan, cité par Semprún . « Là [lors de son premier retour à Buchenwald en mars 1992, ndlr], je me suis demandé si ce vers était une vérité absolu », témoignait-il en recevant le « prix de la paix » délivré par les libraires allemands en 1995. « Il était clair que non ». Pourquoi? « Les juifs français poursuivis par le gouvernement de Vichy ont connu la mort comme “maître venu de France”. Et Varlam Chalamov (…) nous a parlé de la mort comme “maître venu de la Russie soviétique”», avance-t-il, avant de conclure: « La mort est un maître venu de l’humanité ». Ces mots, déployés maintes fois aux auditeurs allemands lors des conférences données entre 1986 et 2005, répétés à Paris pour les curieux du Salon du Livre 2010, invitent à la réconciliation entre l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Une réconciliation basée sur le pari de la lucidité.

Devoir de mémoire(s)

Ces mots rappellent la coexistence permanente entre mal radical et humanisme, entre Buchenwald et son « opposé antinomique » Weimar, capitale de la culture allemande, située à seulement huit kilomètres. 65 ans après l’ouverture du camp par deux juifs d’origine allemande, Buchenwald reste « le coeur de la mémoire européenne »: « Le peuple allemand est le seul à pouvoir et devoir prendre en compte les deux expériences totalitaires du XXè siècle : le nazisme et le stalinisme ». Mais les Allemands ne sont pas les seuls concernés: « le problème du peuple allemand avec sa mémoire historique concerne tous les Européens de façon brûlante » disait déjà l’écrivain en 1995. Depuis 1992, le Mémorial de Buchenwald propose donc, outre des formations pédagogiques, des ateliers de formation qui reviennent sur l’expérience du camp nazi, mais aussi sur « la façon d’aborder Buchenwald, de l’époque de la RDA jusqu’à nos jours ». Un moyen de faire en sorte que l’on se penche autant sur l’histoire que sur la manière dont elle est écrite, afin de ne pas faire du devoir de mémoire un rituel imposé sans dialogue, comme ce fût le cas sous le régime soviétique. Si le danger qui plane sur l’Europe d’aujourd’hui est moins le totalitarisme que l’acceptation de sa diversité, concède l’espagnol trilingue qui dit se sentir apatride, la vigilance historique reste de vigueur. Citant le philosophe Husserl lors d’une conférence donnée à Vienne en 1935, l’écrivain ridé mais lucide conclut : « le plus grand danger pour l’Europe, c’est la lassitude ». Las de l’Europe ? Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler…

 Une tombe au creux des nuages de Jorge Semprun, disponible aux éditions Flammarion, collection Climats, 19€

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